Roman éventuel

Je conçois un nombre limité de possibilités qui auront provoqué notre rencontre par ce texte, plus exactement, quatre : soit j’ai décidé de faire publier ce texte, vous avez décidé de l’acheter, parce que le hasard des stimuli l’a décidé – et on sait bien qu’il en décide, des choses –, ou parce que quelqu’un vous en a parlé – encore là, le hasard lui aura fait acheter ce livre, ou alors les conseils d’un autre, mais, en définitive, votre achat relève d’un événement aléatoire –, et, l’ayant acheté, vous avez décidé d’entamer sa lecture – il est rare que des gens paient pour des livres, pour ensuite mieux les brûler, ce, sans les avoir lus; soit, encore une fois, j’ai décidé de faire publier ce texte, et quelqu’un l’aura acheté – par hasard –, mais la suite des choses a eu pour conséquence qu’elle le perdit, et que vous ne le rendîtes pas à son propriétaire d’origine – je pourrais blâmer le vol que vous eûtes commis, mais mon avis est biaisé, puisque, si j’ai fait publier ce texte, c’est pour en tirer des bénéfices, et si vous l’obtenez gratuitement, vous ne me donnerez pas droit à ceux-ci; puis, c’est aussi la faute de notre propriétaire d’origine, qui aura perdu sa propriété – ; soit, encore une fois, j’ai décidé de faire publier ce texte, et, en toute légitimité, un acheteur aléatoire, ou un acquéreur illégitime tout aussi aléatoire, vous en aura fait le prêt – j’inclus dans cette option l’éventualité qu’une bibliothèque en ait fait l’acquisition, je ne m’y connais pas là-dedans, alors je ne ferai qu’évoquer cette possibilité, sans en tirer des conclusions –, et vous pouvez donc tirer tous les éventuels avantages de cette lecture, sans les inconvénients – le fait d’avoir dû payer, ou le fait de posséder la propriété d’un autre; soit, sans qu’il y ait besoin cette fois que j’ai obtenu ou cherché publication, vous aurez lu ce texte dans sa version originale, en volant ou en trouvant mon ordinateur – dans ce cas, ce n’est pas gentil, voler, c’est mal, et trouver quelque chose qui ait une telle valeur sans tenter de trouver son propriétaire légitime, c’est voler –, et donc vous aurez trouvé – au hasard – le fichier Word qui contient ces précieuses lettres, ces mots, ces idées.

Dans tous les cas, notre rencontre tient d’un hasard.

Oui, cette longue tirade avait pour simple but de démontrer la précarité originelle de notre relation. Parallèlement, je voulais ralentir votre lecture par des phrases peu conviviales, avec force digressions. Par pure cruauté. Ou plutôt, par jalousie. Ce triste aléa veut que je serai le seul à me dévoiler ici, alors que vous serez largement ignoré, isolé dans votre esprit, et éloigné, ce qui empêche une relation d’égalité. Donc, je vous ferai souffrir, avec les coups du marteau de mes phrases longues, de mes subordonnées qui séparent le verbe et son sujet, l’essence de l’action.

Vous aurez peut-être dû lire ce premier paragraphe mainte fois, pour tenter d’en retirer le sens, avant de remarquer qu’en continuant, il vous était résumé en une dizaine de mots juste un peu plus bas. Cela ferait de vous un lecteur attentif, mais également peu instinctif, donc, peu adapté à mon écriture : je n’écris pas, en fait, les mots se forment sous mes doigts, à coups forcés d’inspirations plus aléatoires que notre rencontre.

Je vous représente la vie, dans toute sa vérité, sa violence, son arbitraire, son impure virginité, ses douleurs imperceptibles, la vie dans toutes ses antithèses et ses paradoxes immuables. Cela dépasse tout plan, toute planification, toute organisation que je pusse faire avant de me lancer dans cette écriture.

Elle est arrivée il y a vingt minutes. Peut-être plus. C’est une approximation. L’approximation d’une jeune fille de vingt ans qui a pris l’habitude de ne se complaire que dans une connaissance précise de l’heure, du temps qui s’écoule, sans jamais avoir d’autre référence qu’une montre ou qu’une horloge distante, sans savoir compter le rythme des secondes par elle-même, et que l’on parachute au milieu d’un stationnement, sale de voitures immobiles, loin de son assurance. C’est une approximation.

À son départ, il devait être environ 17 h 30. L’horloge dans l’entrée affichait un 17 h 34 sévère, mais elle avance depuis toujours, d’environ 5 minutes. Elle se plaît parfois à considérer que c’est 4, des fois, 5, selon qu’elle est pressée ou non. Aujourd’hui, elle n’a pas le temps de dire croire que c’est 5 minutes, alors 4. Elle a marché solidement, sans courir, jusqu’à la station de métro. Elle a suivi la bleue pendant un moment, correspondance à Snowdon, puis quelques stations encore. Elle est descendue, sans savoir où elle était, sans porter son regard au-delà d’un sol hypnotisant pour voir à quelle station elle est descendue. Elle est montée par l’escalier mécanique, d’un pas fort, profitant de l’impulsion gratuite qui lui est donnée dans l’ascension de ces marches normalement trop longues. Une fois arrivée en haut, elle est sortie par la porte qui était à sa droite, et a lu l’inscription : « Plamondon ». Elle n’était jamais venue jusque là. Tant mieux. Et elle s’est assise dans le stationnement qui borde un petit centre d’achat.

Nous disons donc : marche jusqu’au métro, 10 minutes – en fait, c’est plutôt 12 ou 13, mais elle dit toujours 10 – ; attente pendant 2 minutes; 5 minutes sur la ligne bleue – probablement 6 –; 4 minutes d’attente à Snowdon; 3 minutes jusqu’à Plamondon. Donc, 24 minutes pour le trajet. Bien. Elle serait donc arrivée vers 17 h 54. Si on dit qu’elle a attendu 20 minutes, il devrait être 18 h 15 environ. Disons, 18 h 20, pour laisser de la place à cette réflexion qu’elle vient d’avoir. Pour confirmer, les options : trouver un téléphone public, trop long, déplacements, non; demander à quelqu’un, non; attendre que quelqu’un passe devant elle, montre en évidence, pensable.

Justement. Un passant. Il marche vers elle. Cheveux bruns, yeux bruns, mi-trentaine, chandail rouge foncé, lunettes fines, jeans bleu foncé, un peu usé au genou droit. Montre au poignet gauche. Gagné. Sans bouger la tête, en gardant ses yeux fatigués dans la mince obscurité que son chapeau de paille procure à son visage, elle suit du regard le nouvel arrivant, pour distinguer les chiffres de sa montre à affichage numérique. Quelques pas encore…

18 h 26. Pas mal. Si on tient en compte la possibilité que la montre avance, elle a bien estimé le temps qui s’est écoulé depuis son départ, et depuis son arrivée.