Le conte que je m'en vais vous raconter,
Ce n'est pas moi qui l'ai inventé...
Las non!
Car je suis né un mois trop tard:
Tous les contes
Avaient été inventés sans moi!Il était une fois, aux environs de Genève, une pauvre veuve qui demeurait seule avec son fils.
Celui-ci allait sur ses seize ans.
C'était un solide gaillard qui aidait sa mère comme il pouvait en s'embauchant dans les maisons des alentours. Mais les temps étaient durs; il devenait difficile de trouver du travail et l'argent se faisait rare.
Noël approchait et le garde-manger était vide.
-Nous n'aurons qu'une croûte de pain et ce morceau de lard pour le Réveillon", soupira la mère. J'essaierai de te cuire un bon repas tout de même en ajoutant un chou du jardin.
-Ecoute, mère, dit le fils. Armé du fusil du père, je vais aller dans les étangs.
Ce sera le diable si je ne rapporte pas un canard ou une pièce de gibier!
La femme se signa:
-Ne parle pas du diable hors de propos; il pourrait nous jouer un tour! Va, mais prend garde de ne pas t'égarer vers les ruines du château de Rouëlbeau. On raconte qu'on a jamais revu ceux qui s'y sont aventurés les veilles de Noël.
-Ne te mets donc pas en souci, maman! Je reviendrai avant que le soir ne tombe!
Il embrassa sa mère, décrocha le fusil de son père qu'il glissa à son épaule et il partit.
Et marche que je te marche, quand on marche, on fait bien du chemin.
Arrivé aux étangs, qui étaient gelés, il s'embusqua. Les heures coulaient, la journée avançait, mais pas le plus petit gibier ne fit frémir les buissons ni les roseaux.
Il repartit et marcha, marcha, guettant le moindre bruit, attentif au plus petit mouvement. Rien.
On eût dit qu'il avançait dans un monde minéral, un pays de fin du monde: tout était gris et blanc, sans un souffle de vent.
La nuit tomba sans qu'il s'en aperçut et, à son insu, ses pas le guidèrent vers le château maudit. Quand il reconnut le lieu où il était, il prit peur.
Mais il pensa à sa mère qui ne s'était plus régalée depuis longtemps: "Coûte que coûte, il me faut trouver un animal pour ce soir! Peut-être qu'un lièvre ou un chevreuil se sera réfugié dans les ruines à l'abri du froid!"
Il grimpa le raidillon qui menait aux vieux murs.
Il atteignait le donjon quand les douze coups de minuit sonnèrent à un clocher lointain. se souvenant des vives recommandations de sa mère, le garçon s'apprêta à rebrousser chemin.
C'est qu'alors qu'un souffle glacial le fit frissonner. Il sentit son sang se figer et ses cheveux se dresser sur sa tête en distinguant dans le noir une ombre blanche qui sortait de la tour en poussant d'atroces gémissements.
Le spectre le frôla, glissa hors du château et disparut. Le jeune homme aurait dû fuir, mais ses pieds restaient collés au sol.
Après avoir erré tout autour des ruines, le fantôme blanc réapparut et s'arrêta devant lui:
-Que viens-tu faire sur mon domaine, enfant? Ne sais-tu pas que la nuit de Noël appartient aux Trépassés?
-Qui...qui êtes-vous? Bégaya le garçon.
-Je suis la Dame Blanche de Rouëlbeau.
Dans un temps dont chacun ici-bas a perdu souvenance, j'habitais ce château. Depuis ce temps, je veille sur les tombeaux des miens.
Depuis ce temps, je protège leurs trésors enfouis.
A ton tour de me répondre, enfant:
pourquoi es-tu là ce soir?
-Madame, dit respectueusement le jeune homme en retirant son bonnet, ma mère et moi sommes si pauvres que nous n'avions ce soir pour le souper qu'une croûte de pain, une morce de lard et un chou, bien peu de chose pour une fête. J'ai pris le fusil de mon père, espérant trouver du gibier par ici; mais tout semble mort aujourd'hui. J'ai tant de peine pour ma pauvre mère si je reviens bredouille!
-Brave petit! Suis-moi! Je vais t'offrir des étrennes.
Ne dis rien à personne de ce que tu verras, car tu es et tu seras le premier et le dernier vivant que j'épargne!
Une poigne glacée et osseuse enserra le bras du garçon, et la Dame Blanche l'entraîna vers la grosse tour; ils descendirent un escalier en colimaçon branlant et vermoulu qui aboutissait à une porte de pierre. Le spectre toucha deux entailles gravées dans le rocher, et le bloc bascula comme s'il ne pesait pas plus qu'une plume.
-Entre et prends ce dont tu as besoin pour ta mère et pour toi! dit la revenante en le poussant dans une salle éclairée par de nombreuses chandelles.
Au milieu de la salle, un coffre débordait d'or et d'argent.
Le jeune homme en emplit sa gibescière, ses poches et son bonnet.
-Pars, maintenant, et fais-en bon usage! Adieu, enfant!
La porte de pierre se referma avec fracas derrière le garçon qui se retrouva seul au pied de l'escalier de la tour.
Il le grimpa quatre à quatre, dévala la colline, courut à travers les étangs. L'aube se levait quand il arriva chez lui. Sa mère était folle d'inquiètude; quand il entra, elle cria de joie et remercia le ciel.
Cependant, elle n'était pas seule, car un cousin riche et célibataire était venu réveillonner, apportant dans un panier une poularde et queqlues bouteilles de vin.
-Mère! Mère! Regarde ce que je t'ai trouvé! Joyeux Noël, maman! cria le garçon en versant le contenu de ses poches et de son bonnet sur la table.
-Seigneur Dieu, où as-tu pris tout ça?
-Je marchais dans les étangs en désespérant de te rapporter quelque chose: on se serait cru à la veille du Jugement dernier tellement tout était silencieux et sinistre.
Je me suis posté à l'affût dans un gros saule. Voilà que le sol a cédé sous mon poids, et dans le trou, j'ai découvert ce trésor qui a dû être caché dans le temps par un larron.
Le cousin prit une pièce d'or et l'examina:
-C'est un très vieux trésor que tu as déniché là! Ces pièces datent de plusieurs siècles.
La mère, fatiguée par une telle nuit d'angoisse, monta se coucher. Le visiteur versa alors une rasade de vin au jeune homme:
-Maintenant que nous sommes seuls, entre hommes, dis-moi la vérité, cousin. Où as-tu trouvé ce fabuleux trésor?
-Sous le gros saule, que je l'ai raconté! se défendit le garçon.
Mais le vin fait venir les secrets sur l'eau; le cousin lui offrit tant et tant à boire qu'il rapporta tout: le château, la Dame Blanche, l'escalier du donjon, le coffre.
Le lendemain, le cousin monta avec une pioche, une lampe et des sacs, à Rouëlbeau. Il trouva l'escalier branlant et vermoulu et la porte de pierre; mais malgré tous ses efforts, la dalle ne bougea pas d'un cheveux.
Avisant les entailles, il y posa les mains, mais rien ne se produisit. Il tenta de creuser pour passer sous le bloc, mais sa pioche se brisa sur le rocher.
Il dut abandonner, mais il laissa les sacs: "Je reviendrai à Noël l'an prochain, et je les remplirai!"
Pendant toute l'année, il imagina stratagème sur stratagème pour rapporter le plus d'or possible du château.
Il monta là-haut des sacs, une brouette, une pelle...
Enfin, Noël arriva. Il se vêtit misérablement et bien avant minuit, il était devant le château.
Quand les douze coups sonnèrent, une bise glacée lui fouetta le visage; un spectre blanc sortit de la tour en gémissant atrocement, le frôla, glissa hors du château et disparut. Le cousin attendit impatiemment le retour du fantôme. La Dame Blanche s'arrêta devant lui:
-Que viens-tu faire sur mon domaine, vivant? Ne sais-tu pas, à ton âge, que la nuit de Noël appartient aux Trépassés?
-Je le sais, belle dame, mais je suis si pauvre que j'ai espéré que vous pourriez m'aider!
-Si pauvre, vraiment? demanda la Dame Blanche en toisant l'homme qui s'était agenouillé devant elle. Dis-toi que le trop de biens tord le cou! Suis-moi!
Elle enserra de sa poigne glacée et osseuse le bras du cupide et l'entraîna dans l'escalier de la tour.
Elle effleura les entailles de la dalle de pierre et le bloc bascula, découvrant une salle éclairée de bougies au milieu de laquelle un coffre ancien débordait d'or et d'argent.
En passant, le cousin prit les sacs et la brouette qu'il avait entreposés là. Il plongea à pleines mains dans le trésor.
Mais le coffre semblait sans fond et se remplissait à mesure qu'il y puisait.
Soudain, la voix sépulcrale de la Dame Blanche résonna:
-Homme trop cupide, ton heure est passée!
La porte de pierre se referma avec fracas.
Sans doute le cousin y est-il encore, entassant dans ses sacs l'or et l'argent des seigneurs de Rouëlbeau.
Plus jamais on ne l'a revu, et plus jamais nul n'a rencontré non plus la Dame Blanche dans son château.
Quant à la veuve et à son fils, ils achetèrent une ferme avec quelques bêtes et depuis, ils n'ont plus connu la misère.
Cette histoire que je vous ai contée,
Ce sont vos Anciens qui l'ont inventée.
A vous de la relancer!Pour en savoir plus...- Spoiler:
"La Dame Blanche de Rouëlbeau"est un légende genevoise racontée une première fois par Jean Bahut, en 1870, à Gustave Dusseillier et rapportée par celui-ci dans la "Patrie Suisse" en 1902.
Histoire de fantôme gardien de trésors combinée avec le conte.
Le rôle du donateur est tenu par une Dame Blanche, qui est ici une revenante. Habituellement, dans la tradition romande, ce personnage est un être surnaturel, équivalent à la fée, souvent bénéfique, qui protège la nature et initie les jeunes filles à leur futur rôle de femmes.
En Argovie, on raconte une histoire très semblable: "Die Schlüsseljungfrau von Tegerfelden".
Quelques mots et expressions:
Rouëlbeau: ruines d'un château féodal au milieu d'étangs et de marécages, près de Choulex (Canton de Genève).
Ce toponyme aurait comme origine l'expression Roue-les-bots, c'est à dire Bat-les-crapauds, en souvenir d'une corvée médiévale qui consistait à faire battre les marais la nuit par des paysans pour que le sommeil des seigneurs ne soit pas troublé par les coassements des crapauds et grenouilles
La nuit de Noël appartient aux Trépassés: certaines nuits de l'année étaient réputées permettre aux morts et aux vivants de communiquer: nuit de Toussaint, nuit de Noël, nuits des Quatre-Temps.
Les ruines du château de Rouëlbeau, actuellement: